Rien de rien

Rien de rien

L' amère mère

La mer mère
ou
L''amère mer
ou encore
L''âme erre, mère

 

 

Petit conte pour enfants
Dans lequel il est conseillé de ne jamais se fier aux apparences
En cultivant le doute radical

 

 

 

On se procurera avec profit des plants de culture de doute radical dans toutes les bonnes librairies


Sur recommandation du ministère de l'éducation nationale
à l'intention des maîtres de l'école publique laïque et républicaine
Liberté - Egalité - Fraternité

 


 

L'instant était solennel. Solennel parce qu'exceptionnel et grave. Que dis-je grave ! L'instant était dramatique, pathétique même.
Comment avait-on pu en arriver là? C'est ce que se demandait l'assistance qui avait été rassemblée ici par l'empereur.
Quelques semaines plus tôt, le poisson empereur avait dépêché des messagers dans toutes les régions de l'empire marin afin de convoquer des Etats généraux extraordinaires. En réalité, c'était la totalité des régions des mers et des océans qui se devait d'être représentée car des décisions importantes devaient être prises.


Le poisson empereur observait de ses gros yeux globuleux l'arrivée des représentants de chacune des espèces qui peuplaient l'empire. La réunion avait été organisée à l'intérieur d'un atoll corallien de l'hémisphère sud. Le gratin de la gent maritime y avait aussi été convoqué. Ce gratin des mers se composait des espèces non pas les plus nombreuses, mais de celles dotées des plus grandes qualités de noblesse. Et la qualité nobiliaire dans l'empire océanique se mesurait essentiellement à la puissance des mâchoires
Aux premiers rangs de l'assistance siégeaient donc, à tous saigneurs, tous honneurs, les différentes espèces et sous espèces de requins. Ils étaient les pourvoyeurs en biens de tous ordres pour le compte de l'empire autant que pour leur propre compte. Ils faisaient main basse sur tout ce qui pouvait exciter leur convoitise. Et quand, excédées par leurs razzias meurtrières, les autres espèces venaient se plaindre devant la justice, ils s'en sortaient toujours en prétendant qu'ils étaient les forces vives de l'océan, que leur rôle était de réguler les flux de biens et d'individus pour le plus grand bénéfice de la communauté. Certains d'entre eux prétendaient même qu'une "main invisible" régulait et équilibrait par elle-même certains excès de ce qui pour la majorité passive passait pour être de l'injustice. Ils affirmaient même que c'était eux, les requins, les instruments nécessaires de la volonté de cette "main invisible"


Le plus lourd tribut dû au nom de la "main invisible" était payé par les sardines, harengs et autres maquereaux, les plus nombreux et vivant en bancs serrés, comme pour avoir moins peur, leur multitude leur donnant l'illusion d'être moins vulnérables. Ils n'avaient pas conscience qu'ils constituaient au contraire une proie visible, nombreuse et facile pour les grands prédateurs des mers.
Tout près des requins se tenaient les représentants des poissons pilotes qui conduisaient leurs maîtres nourriciers vers les proies les plus nombreuses. Il leur arrivait même de s'associer avec les pilotes d'autres requins pour ensemble, conduire à leur propre perte vers les haut fonds ou vers les bas fonds, les bancs de menu fretin constituant la base du capital alimentaire de leurs maîtres. Enfin ils n'hésitaient pas à faire courir les pires rumeurs pour prendre les gogos dans leurs filets. Raison pour laquelle on les avait affublés du vilain sobriquet de rémora.
A la suite des grands prédateurs se profilaient les représentants des pieuvres et des calmars. Grands charognards, ils se régalent des miettes laissées par les requins. La pieuvre en particulier passe pour être d'une grande avarice. Ses huit tentacules servent autant à capter tout ce qui passe à sa portée qu'à conserver jalousement par devers elle le butin déjà amassé. Les seiches et les calmars eux, sont parait-il plus malins mais tout aussi filous. D'apparence inoffensive la seiche s'aplatit sur le sol marin, se confond avec l'environnement. Mais qu'une proie vienne à passer et cette sirène à la peau lisse l'attire dans ses longs bras maigres avant de la déguster lentement, avec délectation.
Plus audacieux, le calmar lui, ne dédaigne pas de s'attaquer à de très grosses proies. S'il redoute d'être démasqué, il jette de la poudre aux yeux de la future victime, en réalité de l'encre peu sympathique, ce qui la désoriente totalement. Tout comme la seiche, il embrasse sa proie et l'étreint1 fortement pendant qu'il lui arrache la chair, morceau par  morceau…                                                   


                                                                   
1 N'oublions pas qu'il est doté d'une belle paire de tentacules! Le calmar fait ainsi mentir le proverbe : qui trop embrasse mal étreint. Proverbe d'ailleurs mal traduit qui ne passe pas l'épreuve des faits. Vient du latin et du Palatin; aphorisme prononcé par Sénèque et adressé à Néron après qu'il eut incendié Rome. Voici sa traduction correcte : Qui trop embrase mal éteint.

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Non loin d'eux dans l'assemblée siègent encore les représentantes des huîtres et celles des moules. On ne peut pas dire qu'elles soient de grandes voyageuses, celles-là. Le plus souvent accrochées au rocher qui les a vu naître, elles y passent une vie entière d'indolence, attendant que la nourriture leur soit apportée par les courants. De vraies natures de rentières ! Celles qui assistent aux états généraux ont dû se faire violence pour venir jusqu'ici. Il faut dire qu'elles n'ont guère eu le choix : L'empereur leur avait dépêché un bataillon de bigorneaux perceurs prêts à les dévorer si elles n'obtempéraient pas au décret impérial.
Confinés dans un coin, ce qui vous l'avouerez, pour l'enceinte circulaire d'un atoll, tient de l'exploit, et placés sous la garde de requins sabre prêts à se servir de leur rostre avec zèle, on avait placé les poissons pierre, représentants les plus venimeux des nombreuses espèces qui peuplent les océans.
A cause de la menace qu'ils représentent, on les a installés un peu à l'écart, sur un banc de sable blanc, afin que la garde impériale les ait facilement à l'oeil. Ces fourbes se cachent d'ordinaire au milieu des rochers dont ils prennent l'aspect. Leur épine dorsale, leurs nageoires même sont hérissées de piquants qui donnent la mort à des victimes qui n'ont pas même soupçonné la présence du meurtrier. Curieusement, non loin des poissons pierre, on avait placé le saint-pierre. Hasard? En tout cas, il pouvait paraître heureux que le plus grand mal soit placé auprès de celui qui, pour certains, était le représentant dans les océans du plus grand bien.


Les nombreuses délégations invitées remplissaient peu à peu l'atoll. Chacune des ambassades qui arrivait à la cour venait d'abord, suivant en cela un strict protocole, rendre hommage à l'empereur puis allait ensuite s'installer à la place que l'étiquette leur avaitréservée.
La succession des ambassades n'en finissait pas. Il faut dire que malgré la raréfaction et la disparition dramatique de nombreuses espèces, il en restait suffisamment pour que la cérémonie de réception des ambassadeurs s'éternise encore pendant des heures. L'empereur, d'un naturel pourtant débonnaire, ne pouvait s'empêcher de consulter sa montre avec impatience : le temps était leur pire ennemi à tous ! Même le poisson clown qui d'ordinaire parvenait à le distraire de ses devoirs de monarque ne réussissait pas cette fois-ci à effacer les rides de son front. Car il savait que la déclaration que son statut d'empereur lui commandait de faire ne pouvait manquer de provoquer de sérieux remous.


L'immense arène naturelle ménagée par l'atoll finissait de se remplir. Si chacun occupait la place qui lui était assignée, il n'en demeurait pas moins que quelques erreurs de placement avaient été commises. Ainsi par exemple, le grand requin blanc avait été placé juste à côté du thon rouge. Quand on sait que le thon représente le mets préféré du requin…
En d'autres circonstances le premier aurait été effrayé par cette fatale proximité pendant que l'autre se serait pourléché à l'idée de l'imminence d'un repas gastronomique. Mais ç'eut été oublier un peu vite qu'ils étaient à la cour de l'empereur et qu'il était impératif que chaque sujet qui y entrait en ressorte sans avoir subi la moindre atteinte à sa dignité ou à sa liberté. Faute de quoi, les espadons ou poisson-épée avaient pour mission de transpercer l'audacieux contrevenant de leur rostre puissant, sans autre forme de procès.
Cette perspective était la seule qui permit, même ici, le maintien d'une paix provisoire. Car aucun mets, aucun plaisir aussi intense fut-il ne valait qu'on y perdit la vie.


Tous les assistants qui occupaient maintenant le lagon avaient pris place et attendaient en silence que la séance commence. Sur une petite estrade à la gauche de l'empereur siégeait un requin marteau au regard un peu fou. Il avait qualité de premier conseiller du roi car, parce qu'il était simple d'esprit, on pensait que la vérité sortait souvent de sa bouche. Le requin marteau approcha du trône de l'empereur et se frappa la tête contre un énorme bénitier, sans que cela n'étonna personne. Le bivalve ainsi ébranlé se mit à vibrer longuement et communiqua au loin ses vibrations languides dans le milieu liquide. Pour annoncer le début de la séance, souffler dans une conque eut été plus indiqué; mais outre le fait qu'ils n'y avait pas de conques dans les parages, ce qui peut paraître paradoxal vu que leur population augmente sans cesse, outre donc l'absence, rassurez vous très temporaire de conques, essayez donc de souffler dans une conque pleine d'eau : il n'en sortirait que des bulles!

 

 

L'annonce du bénitier signifiait que l'empereur allait parler. Et c'est ce qu'il fit. Se levant de son trône, il consulta une nouvelle fois sa montre pour constater avec satisfaction que c'était l'heure juste et que tout le monde attendait respectueusement de boire ses paroles. Dieu merci pensa-il avec gratitude et, il faut l'avouer, avec un brin d'orgueil, les lois autrefois instaurées dans l'empire par mes glorieux ancêtres ont encore cours aujourd'hui !


Ah oui ! J'ai oublié de préciser que la gente aquatique vénère dieu, enfin, chacun le sien et l'invoque à tous propos. Ainsi le dieu des poissons fait concurrence à celui des crustacés et comme ce dernier d'ailleurs, il est aussi en compétition avec ceux, nombreux, des autres peuples de la mer. Le plus drôle, c'est que chacun croit que son dieu est le seul vrai dieu, celui qui est à l'origine de tout ce qui existe dans l'univers. Ne connaissant rien d'autre que ce que leurs sens limités et leurs intelligences débiles leur permettent, ils croient fermement que le monde se résume à ce qui existe sous la surface des mers et des océans.
Dans les temps très anciens, des prophètes au naturel très imaginatif, souvent des poissons lune d'ailleurs, sont parvenus à convaincre les peuples sub-aquatiques que c'est une divinité d'au delà des eaux d'en haut qui aurait crée tout ce qui existe à partir de rien. L'absurdité d'une théorie consistant à créer quelque chose à partir de rien leur a totalement échappé, mais peut-on leur en vouloir, ce ne sont que des poissons ! S'ils avaient un tant soit peu réfléchi, ne croyez vous pas qu'ils se seraient dit : rien ne peut sortir du néant, car si le néant n'est pas même un point mathématique, alors le néant n'existe pas. Or comment quelque chose peut-il sortir de rien ? En définitive, dieu leur est une pirouette commode et puérile qui fait diversion au seul problème réel qui se pose à eux : comment accepter sans crainte que l'origine du monde soit un mystère et le demeure ? Mais bon, encore une fois, ce ne sont que des poissons, il ne faut pas trop leur en demander.


Donc, revenons à notre Empereur : Après avoir rendu grâce au grand dieu IKTHIOS, le dieu du peuple poissard dont sa famille (originairement de basse extraction) était issue, l'empereur se racla les branchies, et commença à déclamer sur un ton théâtral :


 -Mesdames et messieurs, vous le savez, l'heure est grave! Tous les rapports que nous recevons des poissons pèlerins en voyage aux quatre coins de l'empire corroborent les données scientifiques les plus alarmistes et démontrent que le monde est menacé comme jamais il ne l'a été de mémoire d'océanien. Beaucoup d'entre vous savent déjà que les eaux habituellement froides de lieux de reproduction de la plupart d'entre nous commencent à se réchauffer sérieusement, mettant en péril la survie de nos espèces. Quant aux eaux des mers chaudes, elles se réchauffant plus encore et contraignent certaines espèces endogènes à émigrer dans des lieux déjà surpeuplés, augmentant ainsi la pression démographique, terreau favorable à la montée de l'agressivité. Dans les mers chaudes laissées vacantes par la plupart de ses anciens habitants, les espèces les plus résistantes sont devenues envahissantes en présentant une croissance et une multiplication rapide et désordonnée, menaçant dangereusement des écosystèmes déjà fragilisés.

En outre, je rappelle pour mémoire que les catastrophes naturelles sont de plus en plus fréquentes et provoquent de plus en plus de dégâts dans nos populations. Qui n'a pas vu un jour ces énormes ombres noires glissant au ciel de nos océans, bientôt suivies par la destruction de nos sols et l'enlèvement de milliers d'entre nous qui disparaissent à tout jamais vers des destinations inconnues…
Là où passent ces racleurs de fonds, les herbiers ne repoussent plus et le désert avance, inexorablement. Et pour finir, nous faisons le constat amer que notre eau est de plus en plus sale, attaquant nos organismes sans que nous puissions nous expliquer la cause de ces phénomènes.

Une crevette, installée au premier rang sans doute à cause de sa petite taille, osa lever une de ses antennes pour demander la parole. L'empereur, constatant qu'il s'agissait d'une crevette royale, ou au moins de sang royal, consentit à la lui donner.
- Sire, s'enhardit le décapode, voulez vous dire que nous sommes tous perdus? Que nous allons mourir?
- Je ne saurais le dire répondit le triste Sire. Mais c'est mon devoir et mon honneur de parler vrai. Pour le moment, mes astrologues et mes scientifiques ne me donnent pas de bonnes nouvelles. Les constellations d'étoiles de mer ne sont guère favorables pour les cinquante prochaines générations de poisson empereur, quant aux scientifiques, ils n'arrivent pas à se mettre d'accord, comme à leur habitude, mais l'avenir est plutôt sombre.
- Je vous l'avais dit! Je vous avais prévenus! Lança la voix rocailleuse d'un vieillard.
Repentez vous! C'est la fin des temps ! Repentez vous tant qu'il en est encore temps!


Dans l'allée latérale qui bordait l'assemblée s'avançait péniblement un bernard-l'hermite tirant derrière lui sa coquille vide et frappant, pour que chacun puisse l'entendre, sur une oreille de mer qui faisait office de gong.
-Bong, bong, bong, faisait le grand gong, c'est la fin des temps! Nous avons été trop loin, mes frères! Nous avons fait trop de mal à notre mer. La mer nous a vu naître, nous a nourris avec amour! Et nous, enfants ingrats, qu'avons nous fait, nous lui avons tourné le dos, nous l'avons négligée. Repentez vous et peut-être les dieux consentiront-ils à abaisser les yeux sur les misérables larves que nous sommes!


-Pour une fois, notre frère Bernard a raison ! Intervint alors un saint pierre. S'avançant à son tour, faisant face à l'assemblée et semblant ignorer l'empereur auquel il tournait le dos, il harangua à son tour la foule:
-Nous avons trop gaspillé, nous nous sommes trop combattus les uns les autres. Nous avons trop pêché!2 Chacun veut avaler son frère, prendre le dessus! Résultat, c'est le chaos ! C'est la guerre des espèces qui mènera à notre disparition à tous! Même s'il ne restait que deux espèces, elles trouveraient encore le moyen de se combattre jusqu'à la disparition de l'une d'entre elles. Mais ensuite, et si même il ne restait qu'une seule espèce, les parents dévoreraient encore leurs propres enfants, de peur d'être plus tard dévorés par eux! Il ne restera plus une seule créature dans l'océan! Est-ce cela que vous voulez ?
-Non ! Non ! répondit la plus grande partie de l'assemblée dans un seul cri tandis qu'une autre partie sifflait l'orateur et hurlait sa désapprobation en réclamant l'expulsion de ce poisson de mauvais augure. Les requins quant à eux, par mépris, auraient volontiers haussé des épaules s'ils en avaient eues.
Avant que le saint pierre n'ait repris sa harangue fumeuse et sur un geste de l'empereur, deux gendarmes3 de haut rang, reconnaissables aux sardines qu'ils portaient sur les épaulettes de leur uniforme, empoignèrent celui qui s'était autoproclamé prophète et le reconduisirent sans ménagement attendre la fin des débats à la porte de l'atoll.4


Il faut savoir que le poisson empereur est un poisson qui a l'air bonhomme comme ça, mais qui, ne vous y trompez pas, peut quelquefois faire montre d'une fermeté, voire d'une cruauté sans égale. Et dans ce domaine, il faut bien reconnaître que, en poisson monarque absolu, rien ne l'arête !
Vous voulez un exemple? Un jour, une limace de mer, appelée quelquefois bien qu'abusivement lièvre de mer, avait été convoquée à la cour comme témoin dans une affaire sordide et visqueuse impliquant la rivalité entre un maquereau ou un merlan bleu, je ne sais plus, et un homard. Les deux rivaux se disputaient la possession d'une jeune langouste très prometteuse parce que très travailleuse.

                                                                        
2Remarquez au passage que les poissons se disent pêcheurs, un comble! Et pourquoi pas demain des lapins chasseurs ?
3 Acanthurus olivaceus
4 En effet, il n'aurait pas pu attendre à la porte du garage, vu qu'il n'y en a pas sous les eaux, au moins dans l'hémisphère sud.

 

 

 

 


 

 

 

 

Bref, la limace était arrivée à l'audience très essoufflée avec une minute de retard. Fou de rage qu'on puisse ainsi disposer d'un temps aussi précieux que celui de l'empereur, celui-ci avait ordonné à ses gardes espadons qu'on emmène le témoin retardataire hors de sa vue et qu'on lui en fasse baver des ronds de chapeaux chinois5 avant de la mettre en pièces. La limace avait demandé grâce à l'empereur, avait abondamment pleuré et supplié, mais que voulez vous, personne n'a jamais pu voir de larmes dans l'eau, comment celles-ci, par leur absence, auraient-elles pu attendrir le tyran d'eau ?
La pauvre limace s'était même jetée à son cou, implorant son pardon, mais celui-ci avait reculé, saisi d'effroi à la seule idée d'avoir une limace au cou ! C'est tout juste s'il arrivait à supporter les gonelles,6 alors vous pensez, une limace, ç'eut été de très mauvais goût7 !
Pour la succession de ces multiples crimes de lèse majesté, le monarque avait fait proprement exécuter le pauvre mollusque avant d'expédier le corps du délit en même temps que celui de la victime dans un cul de basse fosse marine.


Mais revenons aux évènements présents. Souvenons nous : Le saint pierre avait été expulsé du lagon sans tambours ni trompettes, ce qui tombait bien, les uns et les autres étant totalement inconnus. Les interventions de l'ermite et du faux prophète avaient crée de nombreux remous dans l'assistance et, de fil en anguille avaient contribué à accroître l'angoisse de la plupart des assistants. Car chacun savait que les états généraux avaient été réunis pour prendre de graves décisions, encore que personne ne savait vraiment où l'empereur voulait en venir.


Le calme revint peu à peu. Un poisson clown s'avança sur l'avant scène pour prendre la parole, non sans avoir auparavant fait quelques belles cabrioles et lâché une série de pets retentissants qui se matérialisèrent aussitôt sous la forme d'un chapelet de charmantes petites bulles irisées qui s'élevèrent avec grâce vers la surface.
Cette prestation eut pour effet immédiat de détendre l'assistance à défaut de détendre l'atmosphère.
En présence de l'empereur, rares étaient ceux qui pouvaient se permettre de prendre la parole sans en demander la permission. Le poisson clown était de ceux-là. Sa capacité, grâce à ses pitreries, à faire oublier leurs soucis aux courtisans représentait un atout formidable pour l'empereur. Car c'est bien connu, le poisson n'a aucune mémoire, si bien qu'un détournement de son attention, comme savait si bien le faire le poisson clown, suffisait à faire oublier à chacun les raisons de la colère, même aux hokies8.
- Sire, commença le clown, qui d'autre que vous pourrait nous éclairer9 ? Vous êtes notre guide et notre bon pasteur. Cela Sire, nous le savons! Nous savons que votre seul désir est le bien des peuples de la mer et personne ne doute de votre bonne foi, pas même ces morues débauchées dont je vois ici quelques représentantes et dont la tenue provocante et l'oeil égrillard me rappellent soudain que j'ai un rendez vous urgent et que je suis déjà en retard!
Le clown dégringola les marches du trône dans une dernière cabriole et fila vers la sortie en grande hâte, provoquant l'hilarité de toute l'assemblée.
L'empereur attendit que celle-ci ait retrouvé son calme et son sérieux. Il appela à la tribune et à tour de rôle les meilleurs experts scientifiques et astrologiques du moment qui chacun démontra, avec componction, graphiques et pléthore de chiffres que le monde allait droit à sa perte. Bien entendu, aucun des membres de l'assistance ne pouvait porter la contradiction puisque aucun d'entre eux ne parvenait à seulement comprendre quoi que ce soit à la débauche de preuves qui se voulaient toutes

                                                                               
5 Gastéropode doté d'une coquille conique aussi appelé Patelle en français. Pour le nom scientifique, bernique, pas trouvé !
6 Autrement appelées papillons de mer.
7 Essayez d'avaler une limace et vous comprendrez!
8 Le hoki (Macruronus novaezelandiae) où merlu à longue queue. Certains lecteurs ont voulu voir dans cette occurrence une référence aux habitants de l'Oklahoma (c'est ainsi qu'on les surnomme aux USA) et à un des romans de Steinbeck décrivant la grande dépression de 1929 dans le monde agricole. Mais on ne voit pas bien ce que Steinbeck et ses romans agraires ont à voir avec les merlus, à longues queues ou non!
9 Clowns et monarques sont souvent de mèche!

 

 

 


plus irréfutables les unes que les autres mais qui restaient une énigme pour ceux à qui ces preuves étaient destinées.
Une méduse stupéfaite (une méduse médusée aurait fait vulgaire) par les propos catastrophistes des orateurs, leva en l'air ses filaments urticants, façon de demander la parole.
- S'il est entendu dit-elle, que nous allons à la catastrophe finale, pouvons nous au moins savoir pour quand vous la prévoyez ?
La question souleva des murmures d'approbation : C'est en effet la question que chacun se posait à cet instant.
Une baleine à bosse des maths s'avança au pupitre de l'orateur et répondit de manière évasive, évitant de toucher au fonds du problème, façon pour elle d'ouvrir le parapluie. Elle déclara seulement que la fixation de l'échéance finale était le seul point de divergence entre spécialistes. D'après elle, certains scientifiques affirmaient que la fin était relativement proche, sans plus de précisions sur le "relativement". D'autres la prévoyaient d'ici quelques siècles et espéraient que la nature saurait entre-temps trouver des parades et des accommodements au changement des milieux, comme elle l'avait toujours fait.
- C'est tout ce que vous avez à nous mettre sous la dent, gronda un représentant des requins taupe à l'adresse des scientifiques ?10
Dans l'espoir de leur tirer les vers du nez, il se fit provoquant:
- Avouez que toute cette histoire est un énorme complot destiné à effrayer le bon peuple pour le rendre docile aux puissants.
- C'est aussi mon avis renchérit la grande murène de chine. Il y a anguille sous roche, c'est certain. Si c'était vrai, pourquoi auriez vous attendu si longtemps et pourquoi ne nous avoir pas alertés quand il en était encore temps?
- Ouais, vociféra un grand congre, se faisant le porte-parole de la masse apathique et silencieuse qui l'était de moins en moins (silencieuse). Faudrait pas nous faire prendre des scies pour des lanternes!11
- S'il vous plaît, s'il vous plait. Gardons notre sang froid !12 Intervint l'empereur, au bord de l'apoplexie. En effet, plus personne ne faisait attention à lui. On osait prendre la parole sans sa permission. Il se rendit vite compte de son impuissance dans la circonstance. Une tentative de rétablir l'ordre par la force13 avait toutes les chances de provoquer une émeute, ou pire une révolution! D'autant qu'un rouget de l'île voisine entraînait déjà certains à entonner un chant révolutionnaire !


Les efforts de l'empereur pour apaiser la houle furent sans effets. La peur autant que la colère s'était emparée de tous. Le chaos tant redouté prenait forme sous ses yeux. Les plus opportunistes profitaient maintenant de la confusion pour se laisser déborder par leurs bas instincts et dévoraient leurs proies en toute impunité puisque l'ordre ne régnait plus.
Une lutte acharnée pour la survie s'ensuivit. Tout le monde dévorait tout le monde. Le bel ordonnancement instauré par le protocole impérial avait volé en éclats. C'était maintenant chacun pour soi. La garde impériale elle-même se joignit à la curée non sans avoir au préalable mis en pièces l'empereur et s'être battue pour s'en disputer les restes.
Beaucoup tentèrent de fuir par la seule issue possible: la porte étroite de l'atoll. Mais arrivés là, ils ne purent que constater, ébahis, que celle-ci était barrée par un réseau dense de lianes entrecroisées ne laissant passer que le plancton.
Dans cette arène close, seuls les plus forts allaient pouvoir survivre. Les autres seraient dévorés, pris au piège à l'intérieur de l'atoll, mais comment, par qui, pourquoi?

                                                                                
10 Gronda un grondin eut été trop facile
11 Expression populaire du monde marin qui fait référence au fait qu'il est impossible de confondre les poissons scie
(famille des Pristidae) avec les poissons lanterne (Myctophidae). Sous d'autres cieux, correspond à l'expression : faut
pas prendre les messies pour des badernes.
12 Ce qui, pour un poisson…
13 Il disposait en particulier d'un fort arsenal d'exocets, prêts à voler dans les plumes (?) des opposants, au cas où.

 

 

 

 


 

 

Soudain la masse liquide du lagon s'illumina d'une multitude de violents éclats de lumière, immédiatement suivis par de gigantesques déflagrations et déplacements d'eau qui, en s'entrechoquant, provoquaient de si fortes pressions qu'elles écrasaient, tordaient, disloquaient les corps de tout ce qui vivait.
Puis, tout s'arrêta. Le silence se fit et les eaux se calmèrent; mais plus personne n'était là pour le constater. Pour la première fois depuis leur venue au monde, les créatures marines flottaient, inertes à la surface des eaux. Si elles avaient été encore en vie, elles auraient constaté qu'il y avait un autre monde au delà de celui qu'elles se représentaient. Mais cette découverte leur était à tout jamais impossible puisqu'il fallait mourir pour aborder ce nouveau monde…



08/01/2012
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