les voyages extraordinaires de Toine et d'Anne-Partie 2
Le parcours d'Anne fut tout aussi chaotique. Elle n'avait pas eu de vrais parents. Malgré la mine orgueilleuse du père, sa mère, laissant faire, l'avait conçue sans plaisir, puis à la naissance de la petite, était morte sans bruit mais surtout d'épuisement. Son père s'était remarié. La nouvelle femme, qui avait horreur d'avoir sa petite sans cesse fourrée entre les jambes, ne cessait de se plaindre, l'accusant faussement de la mener à bout. Ebranlé, le père d'Anne souffrait de voir sa petite ainsi maltraitée. Il en faisait souvent reproche à sa femme, mais il était trop bon pour la quitter.
- Hélas mon mari, lui dit un jour sa femme, je vois bien que c'est votre peine qui vous mine. Confiez donc votre petite à une femme qui, mieux que moi, saura la dresser, qu'elle puisse enfin s'épanouir en grandissant. Nous irons la voir de temps en temps, c'est promis, et peut-être même qu'un jour j'accepterai de l'embrasser.
Définitivement convaincu par cette dernière offre, le père accepta. Et c'est ainsi que la petite fut confiée à un couple de fermiers qui en échange reçu un écu tout neuf. Anne grandit donc au milieu des animaux de la ferme, sans amour mais avec force coups de bâtons. Toute l'année, quel que soit le temps, elle vivait aux champs, travaillait dur, sans jamais cesser une seule minute.
Sa seule consolation était de prendre soin chaque matin de sa petite poule. Celle-ci était encore trop jeune pour pondre comme ses congénères plus âgées qui, chaque jour, pondaient quelque part, dans les environs de la ferme. La petite poule était la seule amie de la jeune fille, avec il est vrai, la jeune chatte qu'une nuit de hasard, elle avait découverte abandonnée, toute tremblante, le poil collé par les ondées nocturnes. Comme elle avait bon cœur, elle l'avait recueillie et réchauffée au creux de ses mains. Depuis la poule, la chatte et Anne étaient devenues inséparables. Quand Anne avait reçu trop de coups de bâton, elle venait se consoler auprès de ses amies.
Bien que durement traitée, la jeune fille était devenue une belle adolescente dont on devinait la grâce sous ses hardes repoussantes. Elle était encore très naïve cependant. Les garçons des environs venaient régulièrement la voir pour jouer, disaient-ils avec la jeune chatte, qui, espiègle, se dérobait dès qu'ils tentaient de s'en approcher. Mais le manège des garçons déplut aux fermiers. Non seulement ils détournaient la souillon, c'est ainsi qu'ils l'appelaient, de ses travaux quotidiens, mais de plus, ils suspectaient la jeune fille de vouloir faire tourner la tête des garçons.
- Cette petite sue le vice! Lança un jour la fermière excédée. Nous n'allons pas pouvoir la garder !
La résolution de rendre Anne à ses parents fut prise. Mais le faire fut inutile. La petite, prenant les devants, avait fugué quelques jours plus tard et voici comment:
Anne avait été envoyée à la foire voisine faire provision de glands. En effet, la fermière craignait sans cesse d'en manquer. Il faut dire qu'elle cajolait ses cochons qui passaient pour être les plus beaux des environs. Le lard des cochons permettait au moins de payer la dîme du culte.
C'était la première fois qu'Anne partait seule. Elle goûta avec délice la liberté nouvelle qui s'offrait à elle, tout en veillant à ne pas écorcher aux ronces des chemins la robe défraîchie qu'elle avait reçue pour l'occasion. Sa mère adoptive l'avait bien mise en garde: Ne te frotte pas ma fille aux épines de là-bas, sinon le père te cassera du bâton sur l'échine.
Malgré la menace, la petite Anne avait quitté la ferme pleine d'espoir: Peut-être se dit-elle, rencontrerais-je à la foire des personnes de qualité, plus gentilles que mes parents adoptifs? Elle était convaincue que le monde était plus vaste que ce qu'on lui en avait dit et une curiosité nouvelle la poussait maintenant à chercher l'aventure.
Elle se mit d'abord en quête d'un pourvoyeur de glands en parcourant le tumulte des allées où forains animaux et victuailles se disputaient l'espace. Le bruit et l'agitation étaient à leur comble. Ici, c'était de pauvres lapins tassés les uns contre les autres; là, à l'écart, on pouvait observer des cailles mourantes qui attirèrent l'attention de la jeune fille. Elle se pencha vers elles et constata rassurée que quelques cailles gloussaient encore. Anne était très bonne mais elle ne manquait pas de candeur. Elle fustigea le vendeur, lui reprochant de manquer de soins envers ces pauvres bêtes. Celui-ci, un vendeur à la sauvette, ne se démonta pas :
- Je sais tout cela! Rétorqua-t-il. En vérité, ces cailles sont vieilles et ont déjà provoqué bien des dégoûts, mais on peut encore en faire d'excellents pâtés.
Anne supplia:
- Laissez donc ces vieilles bêtes partir!
Au moment où le vendeur s'apprêtait à répliquer, une immense clameur se répandit sur le champ de foire. Non loin d'où se tenait Anne, un taureau venait d'encorner une vieille mule. Même le maraîcher voisin délaissa sa mâche pour satisfaire sa curiosité. On eut bientôt l'explication : Quelques frères d'un monastère voisin étaient descendus à la foire afin de tirer quelque bon argent en échange de la puissante bête. Mais celle-ci avait enfoncé l'enclos dans lequel les frères l'avaient réduit en compagnie d'autres bovidés et, rendue furieuse, s'était ruée sur la foule épouvantée. L'animal fut finalement maîtrisé bien qu'avec peine. Les moines jugés responsables du chahut subirent alors les saillies de la foule mécontente. Cachez vos bœufs, tristes nigauds ! Raillaient-ils.
Agenouillée devant la mule dont le ventre gonflé laissait voir la plaie béante, la petite Anne caressait tristement la pauvre bête toute bouffie et prête à rendre l'âme.
- Cette mule est pour vous, et pour pas cher encore ! Déclara le maquignon à qui la mule appartenait.
La petite aurait bien voulu recueillir la pauvre bête mais elle n'avait qu'un seul écu et elle le réservait aux glands des cochons. Avec regret, elle se releva et poursuivit son chemin en quête de la précieuse denrée. La foule, encore sous le choc de ce qui venait de se passer continuait d'invectiver les moines, tenant des propos nets et définitifs sur leurs bœufs, affirmant entre autres choses que leurs mâles étaient d'un poussif tel que personne n'en voudrait pour les mettre au joug.
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