Rien de rien

Rien de rien

les voyages extraordinaires de Toine et d'Anne-Partie 3

Dans la foule, une jeune nonne semblant s'y connaître en matière de bœufs n'était pas la dernière à se moquer. Elle fut tirée de la foule par sa compagne, une soeur un peu plus âgée, en tête de quelques biques destinées à leur communauté. La religieuse gourmanda sa cadette avant de lui confier pour un court instant ses petites chèvres frêles. Elle avait en effet remarqué Anne au milieu de la foule bruyante. La compassion et les attentions de la jeune fille pour la bête fendue au ventre l'avaient profondément touchée.

Alors qu'Anne était repartie en quête des glands réclamés par sa marâtre, la sœur l'aborda, la félicita pour sa grande bonté et de fil en aiguille, la résolut à quitter sa vie de misère pour la consacrer à l'amour divin. Et c'est ainsi qu'Anne changea de vie. Elle devint soeur converse chez les sœurs de Sion. Et elle ne le regretta pas. Au moins dans les débuts. D'un gai tempérament, elle avait vite conquis le cœur de ses compagnes et bientôt toutes cherchèrent sa compagnie. Il faut dire qu'Anne, bonne fille, faisait tout pour les contenter. Lorsque ses sœurs doutaient de leur foi, c'est vers elle qu'elles se tournaient.

Le soir, après que chacune ait regagné sa cellule, se levant au couchant, l'une ou l'autre des sœurs rejoignait Anne en cachette. Fatiguée d'avoir bêché les allées dans le jardin toute la sainte journée, la première, consolée par Anne, repartait pleine de courage poursuivre le but qui l'avait amenée entre ces murs: trouver l'extase dans l'amour de l'Absolu. Anne l'y encourageait ardemment, affirmant que rien n'est jamais trop beau s'il s'agit de grandeur.

Une autre, dont la mine, la veille au soir avait inspirée la pitié, repartait au petit matin, gémissante de froid, il est vrai, mais reconnaissante, quittant Anne en bafouillant des remerciements appuyés. Ce à quoi la brave Anne, répondit :

            - Il n'y a pas de quoi, ma sœur, pour un si petit don.

            - Non non, sœur Anne, je connais mon dû répondait l'autre. Dorénavant, je vous suis totalement acquise. 

            - N'exagérons rien dit alors Anne, il faut savoir prendre les choses en riant et ne rien dramatiser. Ce n'est pas la faveur du ciel qui vous a conduite à moi. Plus que les voies de dieu, c'est mon bon côté qui vous a conduite à moi.

 

Et ainsi, les unes après les autres, quel que soit leur age ou leur condition, presque toutes s'enchantaient de se lever la nuit, à l'heure où le confesseur s'endort, pour pratiquer confesse auprès de sœur Anne.

Au bout de quelques mois cependant, le manège n'échappa plus à la mère abbesse. Un soir celle-ci convoqua Anne dans ses appartements.

Anne pénétra dans un salon richement décoré. La mère abbesse l'attendait, le sourire aux lèvres. Mais Anne sentit immédiatement que le sourire de l'abbesse était feint.

            - J'espère que vous n'êtes pas pressée pour dîner avec les autres? fit l'abbesse. Sans attendre, elle reprit : d'ailleurs j'ai fait préparer une petite collation. Ne dit-on pas qu'il faut être peu pour bien dîner?

En attendant qu'une sœur vienne leur apporter le repas, la mère abbesse offrit un verre de vin à la jeune converse.

            - Goûtez, il est fameux.

Anne trempa les lèvres avec prudence.

            - N'ayez aucune crainte ma sœur, lui dit la mère abbesse, c'est à l'amie que j'offre mon vin. Il nous vient tout droit de notre grange à vin.

Anne goûta.

            - Voulez vous boire ça vite! Ce n'est pas péché tout de même! C'est fou ce qu'on dit sur le péché sans aucune raison. Voyez autour de vous. Le luxe de ce boudoir n'est qu'apparent. Il permet à l'âme de trouver le repos, entourée de la beauté qui est don de dieu.

 

Anne pensa en elle même: quel culot ! En voilà un don coûteux! Et il ne vient pas de dieu! En effet, tentures aux murs, voilages et tissus de toutes sortes  était en pure soie de Chine. Les tissus des coussins étaient agrémentés de pierres fines. Sur un des murs, un immense tableau de maître. L'abbesse suivit le regard de la jeune sœur.

            - Le peintre a su mettre le couchant en valeur, n'est-ce pas? Mais cela remonte à longtemps. Je n'étais encore qu'une jeune novice écervelée. Moins que vous cependant me suis-je laissée dire…

L'abbesse pris alors un ton dur : j'ai mené ma petite enquête. Toutes m'ont dit la vérité, par crainte des foudres de dieu, sans doute. Toutes sauf une, qui a cru bon de me mentir, la sotte!

            - Sachez que ce que vous avez fait à mes protégées est impardonnable!

            - Mais j'avais le sentiment de les soulager d'une grande misère morale, ma mère, et ne pensais pas faire le mal.

            - Vous l'avez pourtant fait ! Vous êtes devenue un danger pour notre couvent et me voilà contrainte de vous jeter à la rue. Vous irez retrouver dehors les athées qui se battent entre eux à la moindre occasion.

L'abbesse se leva, tira un cordon. On entendit au loin tinter une clochette. Une vieille sœur qu'Anne avait si souvent réchauffée dans sa couchette, apparu à la porte, courbée en deux.

            - Sœur Thérèse, conduisez notre jeune amie à sa cellule. Qu'elle prenne toutes ses affaires et qu'elle quitte le couvent sur le champ et à jamais!

            - Mais il fait grand nuit ma mère, osa la vieille, un peu mal à l'aise. 

            - Ç'est égal. Nous ne pouvons laisser la perversité entrer dans nos murs !

La vieille pouffa en silence. La mère Abbesse devrait s'écouter parler quelques fois, car en matière de perversité…

La mère repris :

            - Et faites nettoyer la cellule de fonds en comble avant mâtines, demain nous avons la visite de l'évêque et nous avons grand besoin de lits pour l'évêché!

Nous allons remettre de l'ordre dans la maison et nous concentrer sur la prière. Les rites sont un bien nécessaire lorsque les règles cessent d'être observées.

 

Pendant ces dernières minutes qui lui parurent une éternité, Anne était demeurée interdite. Autant de rudesse ne l'affectait guère car depuis sa naissance, elle en avait vu bien d'autres. Mais elle eut du mal à comprendre ce qu'on lui reprochait. De toute façons, elle rejeta le tout, qui lui parut trop confus. Elle renonça à comprendre.

Ah, on la chassait! Eh Bien, elle n'était plus prête à faire le bien autour d'elle et à soulager du mieux qu'elle le pouvait, la misère qui l'entourait. Dorénavant elle ne penserait plus qu'à elle seule, et ce serait déjà beaucoup!

Et c'est ainsi, que par une nuit froide de novembre, la petite Anne fut jetée par les chemins, à la merci des loups et des brigands. Abandonnée de tous, elle ne savait où diriger ses pas. Alors elle fit pour son salut ce qu'une femme désespéré fait quand est elle dotée d'un frais minois et d'un corps souple. Elle monnaya ses faveurs auprès des gueux, en échange d'une soupe chaude ou d'un lit de paille à l'abri du froid. Cela dura quelques mois et la pauvre Anne se demandait quelle avait bien pu être sa faute en venant au monde, pour mériter ainsi autant d'avanies. L'été commençait quand un gros négociant en tissus se l'attacha pour en faire une auxiliaire dans tous les domaines de son activité, mercantile ou privée. Surmontant son dégoût, la jeune femme profita de ce relatif répit pour amasser quelques pièces et se constituer un trousseau qu'elle cousait elle-même. Le commerçant n'était pas un mauvais bougre au fonds et pensait que sa compagne faisait tout pour lui plaire, ce qui le gonflait d'orgueil.

Mais Anne avait plus d'un tour dans son sac. Elle attendait le bon moment pour fuir. Et celui-ci arriva enfin. Le commerçant avait lourdement chargé son charroi et ambitionnait de vendre tout son chargement à la grande foire d'automne de Provins.

Arrivé sur le champs de foire, le nigaud commença par vider à longs traits du vin épicé en compagnie de certaines de ses connaissances, laissant à Anne le soin d'installer les tréteaux et de mettre la marchandise en valeur.

C'est ce que fit Anne, attendant le moment opportun. Lorsque son protecteur et ses amis furent prêts de rouler sous la table, Anne sortit le baluchon qu'elle avait préparé et qui contenait sa maigre fortune et s'enfuit à toutes jambes, dans l'espoir de trouver la maison de justice et un juge qui saurait comprendre sa situation.

Un juge austère la reçut bientôt et la pria de conter ses malheurs. En toute confiance, Anne, ignorant que la justice et la loi font peu souvent bon ménage, ne cacha rien au grippeminaud qui l'observait, immobile, les yeux plissés. Lorsque Anne eut terminé son récit, le juge prit la parole :

            - Venez ici, ma petite.

Impressionnée, Anne s'approcha du juge assis derrière le bureau où il avait coutume de prononcer ses sentences. 

            - Je compatis à votre trouble et vais voir ce que je peux faire. Venez vous asseoir ici, poursuivit-il gentiment, en désignant ses genoux. Quelques minutes plus tard, il l'apaisait en la berçant doucement.

Anne soupira. Une fois de plus elle était l'innocente victime de la lubricité des hommes, juges ou larrons.

            - Et pour mon affaire, Demanda-t-elle? Après que le juge eut rajusté sa robe noire.

            - Votre affaire? Ah oui! Fit-il en tentant de remettre en ordre le vain jabot qu'il avait quelque peu malmené. Votre cas est désespéré ma fille et vous n'auriez aucune chance de faire entendre vos droits. Mon conseil? Quittez la ville au plus vite avant que votre maître ne lance la maréchaussée à vos trousses.

Une fois encore Anne s'enfuit. La compagnie des gens était décidément trop dure à supporter pour une femme seule. Sa vie ne valait pas grand-chose finalement. Elle décida de s'enfoncer au plus profond d'une noire forêt pour s'y faire oublier de tous et y compris d'elle même. Que les loups la dévorent serait le mieux qui puisse lui arriver.

Elle marchait depuis de longues heures dans la forêt silencieuse lorsqu'elle entendit des coups sourds. Des bûcherons ! Elle faillit faire un large détour mais la nature humaine est ainsi faite que quoi qu'on en soufre souvent, sa présence reste une forme de réconfort.

Anne s'enhardit donc et finit par arriver au campement des bûcherons. En la voyant, ces hommes frustes et rudes comprirent immédiatement que la nouvelle venue était une sœur de misère tout comme eux. Ils entourèrent bientôt la jeune fille et, sans rien lui demander, l'accueillirent avec la plus grande hospitalité.

Après que la jeune femme se fut restaurée et eut pris un peu de repos, le chef des fendeurs appela le jeune Toine en lui recommandant d'accompagner la jeune fille au camp de base, où les femmes prendraient soin d'elle.

            - Tu resteras parmi nous aussi longtemps que tu le souhaiteras, mais je te préviens, une bouche de plus à nourrir demandera un peu d'aide de ta part.

Anne, éperdue de reconnaissance, s'agenouilla en pleurs aux pieds de celui qui venait de parler et arrosa de larmes les mocassins de daim du bûcheron.

            - Allons, allons, relève toi, jeune fille. Si tu le veux, à partir de cet instant, c'est toi qui décideras de chacun des actes de ta vie. Ici, nul n'a le droit de diriger la conscience des autres. Retiens bien ceci. C'est la seule leçon que je te donne. Pour le reste, si notre exemple et la vie rude que nous menons te conviennent, alors, nous serons tous unis autour de toi pour te défendre de tout danger, d'où qu'il vienne.

La suite, il est inutile de la raconter.

 

Ou plutôt si, peut-être pour ajouter que Toine, intimidé par la maturité de la jeune femme, lui fit longtemps une cour assidue, mais discrète. Anne était aux anges. Toine avait son age. Elle le trouvait beau bien qu'il fût de vilaine figure, et robuste, et elle en était tombée amoureuse très vite. Les ruses du jeune homme pour l'approcher, pour effleurer son bras ou sa main comme par inadvertance, les prétextes les plus fumeux pour se trouver en sa présence la touchaient au plus point. Elle aurait voulu que cette cour délicieuse s'éternise.

Mais un jour, la femme du chef bûcheron lui fit comprendre que, puisqu'elle avait fait le choix de vivre avec eux, peut-être devrait-elle penser à prendre mari. Et tout le monde savait qu'Anne avait porté son dévolu sur Toine.

Les noces eurent lieu au printemps suivant. Elles se déroulèrent dans la joie générale. Les années qui suivirent virent Anne fonder un véritable foyer. Elle concevait des enfants robustes à l'image de leur père et gracieux, à l'image de leur mère. Comme le travail ne faisait peur à aucun d'entre eux, ils vécurent à l'abri de la disette, cultivant la solidarité en plus de leurs légumes.

Parfois, Anne faisait une courte pause dans son travail quotidien, et, se sentant environnée de beauté et de bonté, regardait le ciel de la clairière avec gratitude. Ses remerciements muets allaient à la providence qui malgré les longues et dures épreuves qu'elle lui avait infligée, lui faisait à présent le plus beau des cadeaux, ressentir de l'Amour pour tout ce qui existe sous la voûte céleste!



11/04/2012
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